Le projet du “Grand Moyen Orient”

Le 11 Septembre 2001, les tours jumelles du World Trade Center s’effondrent sous l’impact de deux avions de ligne. A leurs bords, des terroristes islamistes d’origine Saoudienne. Les États-Unis, gendarmes du monde occidental, grands pourvoyeurs de démocratie sont touchés en plein cœur. C’est la première fois qu’ils sont victimes d’une telle tragédie sur leur propre sol et cet événement  sera l’élément déclencheur de ce que l’on appellera la « guerre contre le terrorisme ».

Au lendemain de ces attaques le président Bush et ses conseillers (D. Rumsfeld, D. Cheney, P. Wolfowitz) cherchent à comprendre cette haine exprimée envers leur pays, en particulier au Moyen-Orient. Selon eux les violences physiques ou verbales exprimées par les terroristes, les fondamentalistes religieux ou encore les hommes politiques proviennent du rejet des idées et des valeurs occidentales : la liberté et la démocratie.  La « guerre contre la terreur » aura donc pour objectif d’éradiquer les foyers de terrorisme et de démanteler Al-Qaïda tout en développant des liens consensuels avec les gouvernements et les populations des pays du Moyen-Orient. C’est ainsi que l’idée d’une restructuration du Moyen-Orient s’est progressivement développée dans les arcanes du pouvoir américain.

« Tant que cette région sera en proie à la tyrannie, au désespoir et à la colère, elle engendrera des hommes et des mouvements qui menacent la sécurité des Américains et de leur alliés. Nous soutenons les progrès démocratiques pour une raison purement pratique : les démocraties ne soutiennent pas les terroristes et ne menacent pas le monde avec des armes de destruction massive. » Discours de George W. Bush au Congrès, le 4 février 2004.

 

1-      Le projet du “Grand Moyen-Orient”

C’est dans son livre Au cœur des services spéciaux qu’Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité de la DGSE nous apporte ses lumières quant aux projets de l’administration Bush. Il nous explique que la guerre menée par les Etats-Unis en Irak n’était pas une guerre pour le pétrole, même si la maitrise des ressources énergétiques est une composante indispensable dans un tel conflit.

Il apparait en revanche que cette intervention était un premier pas vers une modification de la donne stratégique dans la région. Le plan du « Grand Moyen-Orient » promeut le concept d’un « Moyen-Orient démocratique, bourgeois et commerçant, apaisé parce qu’éclaté sur le plan communautaire de façon à constituer un ensemble de petits pays homogènes et plus ou moins rivaux entre eux, dont aucun n’aurait la puissance suffisante pour s’opposer aux intérêts américains ou aux intérêts israéliens. »[i]

Plus précisément, ce projet consiste à favoriser ou provoquer l’éclatement des pays voisins d’Israël : la Libye, la Syrie, la Jordanie et l’Irak en États de taille réduite et donc de dangerosité moindre. Ces nouveaux États construits autour d’appartenances confessionnelles ou communautaires auraient un rôle de digue face à l’océan Sunnite, tout en « justifiant l’existence d’Israël en tant qu’Etat à fondement religieux. A partir du moment où vous avez un État druze, un État alaouite, un État maronite, un état chiite, etc., pourquoi pas un État juif ? ».[ii]

Ce projet de « Grand Moyen Orient », que certains appellent la Doctrine Bush, s’inspire de plusieurs travaux. Une première carte apparait en 1979 sous la plume de Bernard Lewis. Cet homme connu pour sa défense d’Israël (né britannique, il a aujourd’hui la double nationalité américaine et israélienne) a été consultant au Conseil de sécurité nationale des États-Unis (NSC) et est toujours aujourd’hui proche des néoconservateurs. A l’époque B. Lewis imagine cette carte dans le but de créer une zone de désordre aux portes de la frontière Sud de L’URSS, cet « islamic mess » étant conçu pour déstabiliser la puissance soviétique.

Aujourd’hui l’ennemi est différent mais les méthodes perdurent. Les récents travaux des think-tank néoconservateurs américains semblent montrer que la balkanisation du Moyen Orient sous l’égide américaine a de beaux jours devant elle.

a)    Les plans du Colonel Ralph Peters

Pour mieux comprendre ces projets il nous semble primordial d’étudier les travaux du Colonel Ralph Peters.

S’inspirant de l’ancien haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères israélien Oded Yinon, le Colonel Peters est à l’origine de la version la plus aboutie ou du moins la plus ambitieuse du projet « Grand Moyen Orient ». Il est depuis 2009 chroniqueur stratégique pour la chaine Fox news et a acquis une certaine réputation en écrivant notamment :

–          « Bien que cela soit impensable aujourd’hui, les futures guerres exigeront probablement la censure des médias, l’interruption des informations et enfin des attaques militaires sur les média partisans »[iii]

 Ou encore

–          « Le rôle effectif des forces américaines sera de préserver un monde sûr pour notre économie et ouvert à notre dynamisme culturel. Pour ce faire, nous devrons tuer beaucoup »[iv]

 Dans son article « Blood borders » publié en 2006 dans le Armed Forces Journal[v], il donne une version détaillée et argumentée de son projet. Ce dernier consiste en un découpage régional visant à éliminer les sources de conflits entre les puissants États que sont la Turquie, l’Iran, l’Arabie Saoudite et le Pakistan. Ces pays seront réduits à leur noyau ethnique et seront crées, à leur dépens, des États plus faibles. Ainsi, des nouveaux États verront le jour (Kurdistan, Baloutchistan, Irak Sunnite etc.) tandis que des États déjà faibles comme la Jordanie ou le Yémen verront leur territoire s’agrandir.

La carte ci-dessous permet de mieux comprendre cette nouvelle organisation.

A première vue il n’est pas évident de comprendre quel avantage les USA tireraient de ce nouveau redécoupage. Cependant l’analyse d’Alain Chouet éclaire le revers de la médaille : «  Le noyau dur du système repose sur la mise en place de deux États sous étroit contrôle américain : Un grand Afghanistan où iront se vider les querelles régionales et un État arabe chiite regroupant le sud de l’Irak et s’étendant au sud des deux côtes du golfe Persique, sur toutes les zones actuelles d’extraction pétrolière de l’Iran et de l’Arabie. La création de cet État, qui rassemblerait alors 90% des capacités de productions de la région, serait évidemment subordonnée à une présence militaire américaine massive, au démantèlement complet de l’Arabie Saoudite et à l’effondrement de l’Iran islamique… »

Par ailleurs, les États-Unis en promouvant ce projet encore officiellement inavouable, gagne la sympathie des pays qu’ils auront aidés. Le Yémen aura un territoire plus grand, la Jordanie gagne une façade maritime sur la Mer Rouge, les Kurdes reçoivent leur propre État, les Chiites d’Irak eux gagnent des puits de pétrole et les Baloutches deviennent indépendants. Les Américains espèrent ainsi avoir la mainmise sur les ressources énergétiques de la région (pétrole et gaz) tout en conservant cette partie du monde dans leur « zone d’influence » au grand damne de l’Inde et de la Chine.

Enfin, l’État d’Israël voit disparaitre ses puissants ennemis, ces derniers étant transformés en États politiquement et militairement faibles ou encore en vassaux d’une Amérique pro-israélienne.

b)    Le projet de Joseph Biden

En 2007, le sénateur Démocrate Joseph Biden proposa un plan de morcellement de l’Irak largement inspiré de la balkanisation. En effet, ce projet consiste en une division du pays en trois régions distinctes. La division, comme dans la carte du colonel Peters, se base sur des critères confessionnels  et communautaires. Ainsi on trouverait au Nord la zone Kurde, au centre la zone Sunnite et au Sud la zone Chiite. Ce plan comme les autres est l’officialisation de la différence. Des communautés qui cohabitaient jusqu’alors seront désormais nettement séparées par des frontières. Seuls les Kurdes auraient des raisons d’être favorables à cette évolution,  « de longue date, les Kurdes souhaitent un Kurdistan indépendant, cet État kurde serait une formidable revanche sur les quatre États qui les ont constamment opprimés »[vi]

Ce morcellement voulu par les États-Unis entrainera une situation conflictuelle entre les différentes communautés et les différents pays (notamment l’Iran) qui ont tout à perdre. Les pouvoirs politiques en place qui captent les rentes notamment liées au pétrole ne peuvent se permettre de voir leur zone d’influence se réduire en même temps que leur territoire.

2-      Critiques possibles

La révélation du projet Grand Moyen-Orient a eu l’effet d’une bombe chez les parties concernées. De nombreuses voix s’élèvent face au danger d’un tel mode de pensée, elles dénoncent son caractère messianique, son manque de cohérence et une méconnaissance ou un désintérêt pour la diversité des Etats et des populations qui composent cette zone. Ce réalisme stratégique choque d’autant plus que les premières victimes de ces restructurations seront toujours et encore les populations faibles, totalement dépassées par ces problématiques géostratégiques.

Le sort réservé aux minorités qui ne bénéficient pas de l’appui américain reste en suspens. Beaucoup d’observateurs redoutent les drames humains inhérents à ce projet. « La solution américaine est une politique d’échecs et avoue un refus d’admettre qu’un bien commun soit possible entre les diverses communautés. Échec du dialogue qui seul permettrait de faire cohabiter des populations diverses et échec de la paix car la formation de ces nouvelles entités sera nécessairement précédée de guerres, violences, déplacements de population et d’épurations ethniques. »[vii]

D’autres parts ils dénoncent les manœuvres américaines qui se cachent derrière ce projet. Cette région possède 65% des réserves prouvées de pétrole et 25 à 30% des réserves de gaz. Il est clair que la mainmise des États-Unis sur cette région leur permettrait de prendre un avantage certain face à l’autre grand consommateur d’énergie qu’est la Chine. Un autre avantage pour les États-Unis serait d’améliorer les relations euro-atlantiques qui s’étaient détériorées lors de l’invasion Irakienne. S’unir autour d’un projet affiché comme démocratique serait,  selon les Américains, une façon de retrouver l’appui Européen.

Cependant les critiques les plus vives concernent la faisabilité du projet en lui-même.

Sur le plan géographique,  le Grand Moyen-Orient réunit les 22 pays de la Ligue des États Arabes et également des États non-arabes comme la Turquie, Israël, l’Iran, l’Afghanistan et le Pakistan. Soit environ 600 millions d’habitants. Des lors il semble très utopique d’imaginer pouvoir maitriser une zone si vaste et si variée impossible à « encapsuler dans une unité géopolitique compacte »[viii].

Ce plan est d’autant plus difficile à mettre en œuvre que son technicien, son penseur est non seulement extérieur au monde Moyen-Oriental mais, est en plus, américain. Ce qui, comme nous l’explique le Professeur Bichara Khader (Directeur du centre d’Etudes et de recherches sur le Monde Arabe Contemporain – Université catholique de Louvain) vient compliquer le processus :
« Les peuples arabes, comme tous les peuples de la terre ne se délectent pas dans la servitude et aspirent à la liberté. Mais s’ils aiment écouter le message de la démocratie, ils rechignent à croire le « messager ». Pour être entendus, les États-Unis doivent être au-dessus de tout soupçon. Or, ni leur complaisance passée et présente avec des régimes arabes autoritaires et cleptomanes, ni leur mépris du droit international dans les prisons d’Abu Ghraïb ou les prisons « extra-muros » de Guantánamo, ni à fortiori leur chevauchée guerrière en Irak et leur complicité avec l’occupant israélien en Palestine et au Golan n’offrent de garanties quant à la sincérité du messager. En somme, pour que le juge américain soit entendu, écouté et compris, il faut qu’il soit intègre, sans antécédents judiciaires. L’est-il ? S’interrogent beaucoup de commentaires arabes. »[ix]

 

Conclusion 

Certains diront que ce plan du Grand Moyen-Orient développé par les États-Unis a au moins l’avantage de prendre à bras le corps une question dont la résolution représenterait un grand pas pour la paix et la sécurité mondiale. Le concept même de chaos créateur, si difficile à comprendre et à accepter par l’opinion publique, est peut être si ce n’est la meilleure, la moins pire des solutions. Cependant le pourrissement du conflit israélo-palestinien laisse à penser que les États-Unis et même les autres acteurs internationaux ne sont pas encore capables de résoudre des problèmes d’une telle complexité religieuse, politique et humaine. Le pari des américains consistant à  créer de nouveaux États, alliés car reconnaissants, semble bien fragile et à dans un vision à court-terme. L’histoire ne leur a-t-elle pas montré que ces créations ont une fâcheuse tendance à se retourner contre leur maître ? De plus, on ne peut s’empêcher de penser que ce genre de restructuration signerait l’arrêt de mort du multiculturalisme, de la coexistence et du respect de l’ « autre ». Ce serait un terrible constat d’échec quant à la capacité des hommes à vivre ensemble en dépit de leur confession ou de leur communauté d’origine. Enfin le cortège de souffrance inhérent à l’implémentation de ce projet ne devrait-il pas convaincre les acteurs internationaux, et en premier lieu les États-Unis à reconsidérer leurs stratégies?

 


[i]  Alain Chouet, Au cœur des services spéciaux, La Découverte, 2011, p254

[ii] Alain Chouet, Au cœur des services spéciaux, La Découverte, 2011, p255

[iii]  Source : Wikipedia/Ralph_Peters

[iv] Source : Wikipedia/Ralph_Peters

[v]  www.armedforcesjournal.com/2006/06/1833899/

[vi]  Patrick Louis, Minorités au Moyen-Orient, ID, 2009, p312

[vii] Patrick Louis, Minorités au Moyen-Orient, ID, 2009, p314

[viii] J. Maila, Le Moyen-Orient dans la tourmente, Dunod, 2004, p92

[ix] Bichara Khader, Grand Moyen Orient : entre télé évangélisme et « destiné manifeste », www.strategicsinternational.com/9_Khadera.pdf

 

1 Commentaire

  1. Bonjour…merci pour cet excellent article, il me semble bien que l’actualité va bien dans le sens d’un remodelage des frontières, l’Iran m’a tout l’air d’avoir une belle carte a jouer…bientôt une puissance nucléaire avec un golfe persique sous influence chiite, l’Iran peut être bien un état pivot qui pourrait permettre de stabiliser la région…l’équilibre des puissances entre Israël et l’Iran au milieu des micro états confessionnel.

3 Rétroliens / Pings

  1. Anonyme
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